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Le tambour de Cassis

En Provence lorsque quelqu’un est lent à se mettre en action et qu’ensuite il s’y livre avec une ardeur qu’on ne peut l’interrompre,

on dit de lui :  

 

 

« c’est un tambour de Cassis qui exige un écu pour commencer et deux écus pour s’arrêter ».

 

 

Le personnage de chez nous qui a donné naissance à cette locution provençale a réellement existé.

Il s’appelait Jacques Vidal. C’était un pêcheur cassidain.

 

 


Il avait fait son service dans la Marine Impériale de Napoléon Ier.

C’est à ce titre qu’il se trouvait avec le grade de quartier-maître à bord

du vaisseau « Le Redoutable », commandé par le capitaine Lucas,

le 21 octobre 1805, au large du cap Trafalgar.

 


On sait par la grande Histoire, comment l’amiral Nelson, tué sur le « Victory » par une balle partie du « Redoutable », amorça là,

la défaite de l’escadre hispano-française de l’amiral Villeneuve.

Capitaine Jean Jacques Etienne LUCAS

La majorité des vaisseaux français – ceux qui n’avaient pas pu fuir avec le contre-amiral Dumanoir Le Pelley – fut capturée par les anglais.

Notre matelot cassidain était donc prisonnier  des « angliches » suivant l’expression provençale de l’époque. Une tempête épouvantable (« Martin bouffe » dit-on à Cassis) secoua tellement tous les vaisseaux, le 6 octobre 1805, que ce fut un sauve-qui-peut général chez les vainqueurs et chez les vaincus. Ces derniers, sauf quatre, purent ainsi s’évader après n'avoir été  captifs que 24 heures. Ils purent, en bravant les flots en furie, après mille péripéties, regagner Cadix, traverser l’Espagne alors alliée et rentrer en France. « Ils étaient partis avec des aigles, ils revenaient avec des perroquets », a dit Victor Hugo après cette débâcle napoléonienne.

Jacques Vidal s’en revint sagement à Cassis manier la rame, le filet, la nasse, manœuvrer la voile, en méditant sur la vanité de la gloire des armes. On lui faisait raconter, sur le quai, en réparant les filets ou en démaillant les sardines, sa jeunesse aventureuse. Elle était d’ailleurs sur le parchemin de sa peau halée, écrite par les cicatrices des blessures et les tatouages complaisamment subis dans l’euphorie des escales.

Mais Vidal avait l’âme d’artiste et il maniait encore mieux la massetodu tambourinaire que les baguettes du tambour martial. Il rythmait plus volontiers voltes, gavottes, rondeaux, rigaudons, farandoles que marches militaires et les sonneries qui maquaient le cérémonial à bord de la marine de guerre.

Pour les cassidains, Jacques Vidal était un héros, une page de l’Histoire de France. Comme il avait battu le tambour sur le vaisseau amiral, on lui donna un emploi public : celui de crieur public puisqu’il fallait battre tambour avant de crier les annonces aux carrefours du village

Certes son adresse au galoubet à trois trous n’était pas à dédaigner, mais l’humble descendant de la flûte de Pan n’était rien à côté de la mesure impeccable, du tempo imperturbable de son piquement sur la peau du tambourin.

De nos jours, on dirait que c’était un batteur du tonnerre ! Les pieds les plus engourdis ne résistaient pas à l’appel de son rythme et Jacques Vidal, le tambour de Cassis, était devenu l’âme sonore de toutes les fêtes qui éclairaient alors la vie bien humble, à cette époque, des petites gens qui vivaient de la mer.

Ces fêtes charmantes qui portaient les noms fleurant bon la Provence d’autrefois : « Lou Camin d’Amour, La Paillodo, Lei Joio, la Fête des Vertus, la Chandeleur, la Saint-Jean ». La plus grande, celle où les jeunes se déchaînaient, c’était le trin** de Saint-Pierre car c’était la fête du patron des pêcheurs, celle du saint le plus vénéré des pêcheurs.

Donc un certain beau jour de Saint-Pierre vers l’an de grâce 1830, tout était prêt pour que le trin  soit inoubliable. M. le curé avait béni les ânes et les chevaux caparaçonnés de couvertures piquées et fleuris, les choristes avaient chanté :

 

« Nosto Damo de la Ma

« Que fa flouri que fa grena

« Uno bouano pesco per lei pescadou

“Dou, doo … » ***

Les marchands d’oublies faisaient gagner leurs gaufres au tourniquet sur la place Cendrillon, les cabaretiers montaient de la cave leur vin rosé, les diseuses de bonne aventure, les danseurs de cordes, le théâtre Chichois vendaient du rêve aux badauds …

Enfin le soir arriva où l’on devait danser au son du tambourin, les filles ayant repassé leurs coiffes de linon et mis une tournure sous leur robe d’indienne pour la faire s’évaser plus autour de la taille fine…

La douce nuit d’été était largement tombée depuis une heure, que la jeunesse caquetante attendait toujours son tambourinaire et trépignait d’impatience et bientôt de colère. Le maire, assisté d’un adjoint en tenue de prud’homme et du garde champêtre en bicorne, alla frapper à la porte de Vidal. Le vieux marin, perdu dans un rêve lointain, brumeux comme la fumée de sa pipe, n’entendait pas travailler en ce saint jour. Il voulait honorer saint Pierre en chômant. Il répondait sans varier : « Nani, vouli pas ! »

Le Premier magistrat  de Cassis lui brûla l’encens sous la narine avec une adresse toute politicienne. C’étaient des kyrielles laudatives d’appellations comme : glorieux Vidal, sublime Vidal, irremplaçable Vidal… Le virtuose de la masseto faisant la coquette était inébranlable dans son caprice de vieux têtu. Le maire employa les grands moyens :

« Tiens, je prends sur moi, sans en référer au Conseil municipal, de te payer cent sous – un écu, c’est quelque chose çà !- sur le budget extraordinaire. Cent sous ! Autant que le prix des cierges lors des prières pour conjurer le choléra. »

« Boun, li vaou ! » répondit Vidal, alléché par cet énorme cachet, décrochant son tambourin pendu au mur entre le portrait de l’Empereur et le cierge vert de la Chandeleur.

Le vieux tambourinaire fut éblouissant. Plus jeune que jamais, il était infatigable du souffle et des doigts. Il ne s’arrêtait que pour humecter par instant  ses lèvres desséchées.

Minuit arriva sans que jeunesse tournoyante ait vu couler les heures.

Les aiguilles firent deux pas sur la piste d’émail de l’horloge que Vidal jouait toujours.
Des jeunes filles, avec prétexte valable d’épuisement, posaient leur tête lasse sur l’épaule de leur cavalier. 

A trois heures du matin, la piste de danse s’était clairsemée.

 

Des fenêtres s’ouvrirent des maisons d’alentour dont les occupants, troublés dans leur sommeil, crièrent des injures :

« Taiso-ti, marri tambourinaire ! », « Laissa-nous dormi maoufatan ! », « As pas fèni de pica de masseto ? Anan cerca

lou commissari ! »

Alors Vidal quitta la placette et, avec une farandole diabolique, d’un rythme accéléré, entraîna les jeunes dans toutes les rues de Cassis. Sous le vacarme, les imprécations pleuvaient dru. Le bedeau sortit en ajustant sa calotte pour apostropher Vidal en termes non canoniques. La femme du notaire, hors d’elle, ne s’aperçut pas qu’elle sortait en chemise de nuit. L’apothicaire en furie cria à son épouse :

 

« Margarido, passo-mi lou pissadou pèr li manda su la testo ! ».

 

La bienséance m’interdit les autres réactions à ce tapage nocturne.

A quatre heures du matin, le soleil se levant vers Canaille, les cassidains épuisés par l’insomnie allèrent supplier le maire d’intervenir pour que Vidal leur laissât une heure de répit avant de reprendre le travail.

Le Premier Cassidain, assisté de deux notables en redingote et du garde en bicorne noir à cocarde vinrent arrêter Vidal.


« Au nom de la loi je t’ordonne de cesser ! »


Notre héros répondit par un roulement frénétique, à le laisser mort de fatigue, par un effort sonore comparable à cet olifant qui causa la mort de Roland à Roncevaux.


Le maire, désespéré et inspiré à la fois, tomba à genoux devant le héros blessé à Trafalgar et lui dit : « Mestre Vidal, glorieux Vidal, sublime Vidal, au nom de mes administrés je t’ai donné un écu pour que tu commences, eh bien… eh bien … ».


« Eh bien j’en veux le double pour m’arrêter » laissa tomber Vidal avec un flegme stupéfiant… qui lui venait peut-être des

24 heures qu’il avait passées avec les anglais.

* baguette du tambourinaire
** fête, défilé
*** « Notre Dame de la Mer
« Qui fait fleurir qui fait germer
« Une bonne pêche pour les pêcheurs »

Une histoire extraite de  « Ça s’est passé en Provence » de Georges SICARD

proposée par Robert MONETTI.

Illustrations : Images du Web

Mise à jour : 08 juillet  2014

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